L’école privée : L’éléphant au milieu de la pièce (pour parler d’autre chose que du mammouth)

Le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, a remis la question de la mixité sociale au cœur du discours politique. Il semble vouloir reprendre le travail initié par Najat Vallaud-Belkacem en 2015 qui avait enclenché une démarche nationale d’expérimentation de la mixité dans les collèges pilotées par le CNESCO. Cette démarche a commencé à porter ses fruits à Toulouse, Paris, dans le Gard, etc.

En qualifiant le collège « d’homme malade du système », Pap Ndiaye souligne le décalage entre la promesse républicaine d’un collège unique égalitaire et la réalité de la ségrégation scolaire. Or, tout dans ce débat semble éviter la question pourtant fondamentale de l’enseignement privé, comme l’éléphant au milieu de la pièce, visible de tous mais dont personne n’ose parler. Car, si ce n’est pas le seul facteur de dégradation de la mixité sociale à partir de la 6e, il en est un très important.

La Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP, le service statistique du Ministère de l’Éducation nationale) a publié cet été des chiffres implacables sur l’écart immense de composition sociale des établissements publics et privés. Les collèges publics ont seulement près de 20% de leur population issue d’un milieu très favorisé et plus de 42% de issue d’un milieu défavorisé. C’est l’exact inverse pour le secteur privé. Bien sûr, ces moyennes cachent de fortes disparités. Il y a des collèges publics très favorisés, comme il y a des collèges privés à composition sociale très mixtes. Mais comme les poissons volants, ils ne constituent pas la majorité de l’espèce.

Certes, ces chiffres sont connus depuis longtemps, mais la tendance doit plus que nous alerter. En 30 ans cet écart a doublé.

La publication, cet été également, en données ouvertes de l’Indice de position sociale (IPS) obtenue à la suite d’une décision de justice est ambivalente. D’un côté, elle est légitime car il s’agit de données publiques qui peuvent être utile à la prise de décision en matière de de mixité sociale. D’un autre côté, elle encourage les classements ineptes dont se gargarise une certaine presse. Une chaîne d’information en continu a d’ores et déjà créé un tableau qui permet de situer les établissements de son département. Il est désormais clairement sous-entendu que la composition sociale = réussite scolaire. Mais quoi qu’il en soit, les données sont là et plus personne ne peut les ignorer. Le Comité national d’action laïque (CNAL) relève ainsi : “alors que moyenne nationale des IPS du niveau collège est de 103,3, celle des 1662 collèges privés sous contrat est de 114,2 points ; 72% d’entre eux ont un indice supérieur ou égal à la moyenne nationale”.

Un système éducatif qui organise son propre déséquilibre

Comment dès lors parler d’égalité républicaine quand le système éducatif organise une ségrégation sociale aggravant la ségrégation urbaine au lieu de la réduire ? Car, il faut le rappeler, les écoles et collèges privés sous contrat sont très largement financés par l’impôt. La Nation consacre ainsi 12 milliards d’euros en financement des professeurs, pour ce qui relève de l’État, et des moyens de fonctionnement pour ce qui concerne les collectivités locales. Si l’aide publique à l’investissement est en théorie plafonnée, il faut relever qu’elle est atténuée par un patrimoine constitué pour grande partie de patrimoine ancien. Les dons et legs défiscalisés s’y ajoutent, et de nombreuses collectivités offrent des garanties d’emprunt aux organismes de gestion de ces écoles.

Depuis 2019, la loi École de la confiance oblige les communes à financer les maternelles, renforçant encore les moyens des établissements privés (une estimation de 150 millions d’euros supplémentaire a été faite par les associations de collectivités, elle est sans doute sous-estimée).

Pourquoi, alors que l’École publique fait sans cesse l’objet de polémique sur chacun des faits qui s’y déroule, sur la façon dont la pédagogie doit y être employée (souvent par des personnes qui n’y scolarisent pas leur enfant), est-il impossible d’aborder sereinement la question de l’école privée ? En parler, c’est se voir systématiquement renvoyé à la guerre scolaire des années 1980 comme si celle-ci n’avait pas été déjà gagnée par l’enseignement catholique.

Personne ne remettra en cause la liberté d’enseignement, principe consacré au niveau européen par la CEDH.  Il ne s’agit pas davantage de stigmatiser par principe des établissements et leurs professionnels, encore moins les choix individuels de parents qui veulent le mieux pour leurs enfants. Méfions-nous d’ailleurs de la propension à donner des leçons de bons républicains lorsqu’on vit soi-même dans un quartier gentrifié où la scolarisation dans le public n’a rien d’un sacrifice.

Mais face à la réalité objective, comment ignorer une situation qui fait que l’égalité des chances est une incantation qui se fracasse sur le mur des inégalités réelles ? Comment ne pas s’interroger sur les dépenses de plus en plus importantes du service national universel dont l’un des objectifs est de permettre aux jeunes de retrouver un mélange social qui leur est dénié à l’École ?

Il y a pourtant des mécanismes qu’il serait temps d’interroger pour des établissements qui perçoivent les mêmes fonds publics de fonctionnement que le secteur public.

4 priorités pour agir rapidement

La sélection sociale et scolaire

L’élément le plus discriminant est le principe de sélection qui est (heureusement) interdit aux établissements publics. Ainsi, la sélection sociale – objectivée par les chiffres cités précédemment- se double d’une sélection scolaire. En effet, la plupart des établissements sélectionnent sur dossier scolaire pour l’entrée au collège. Cela signifie que même au sein des classes populaires, seuls ceux qui réussissent déjà le mieux à l’école seront privilégiés. Ajouté au capital social et culturel des élèves favorisés en plus grand nombre, les établissements privés ne peuvent qu’afficher des résultats supérieurs.

Certains établissements privés démontrent pourtant qu’il est possible de recruter sans dossier scolaire, avec des tarifs différenciés, et en veillant à diversifier la composition sociale des établissements. Pourquoi ne pas en faire une règle ?

Le retard dans les dispositifs d’inclusion

 Les établissements publics ont longtemps été quasiment les seuls à accueillir des dispositifs ULIS (enfants en situation de handicap), SEGPA (élèves présentant des difficultés scolaires importantes) et UPE2A (enfants allophones). C’est, pour ces établissements, ajouter la prise en compte de nombreux besoins particuliers à la difficulté sociale. Depuis, certains établissements privés ont été encouragés à ouvrir ces dispositifs, mais de manière encore trop timide et souvent dans des établissements qui font déjà le plus d’effort de mixité.

L’implantation des ULIS, SEGPA et UPE2A devrait se faire de manière beaucoup mieux répartie, en prenant en compte les difficultés sociales des établissements, quel que soit leur catégorie public ou privé. La gratuité des frais d’inscription pour les enfants concernés serait la règle grâce à la péréquation possible avec les familles les plus aisées.

L’exfiltration des élèves en cours de scolarité

Avant 16 ans, le secteur public – et c’est une nouvelle fois heureux – ne peut exclure un élève sans qu’il lui soit proposé un autre établissement. Beaucoup de chefs d’établissements s’engagent d’ailleurs dans un processus de limitation des exclusions. Les établissements privés n’ont pas cette obligation et ont tendance à exfiltrer les élèves de plus faible niveau scolaire avant les épreuves finales du brevet ou du baccalauréat. Les collèges de secteur, qui se voient déjà privés de nombreux élèves en meilleure réussite scolaire, doivent en plus accueillir ceux dont le secteur privé ne veut plus. Comment justifier une telle situation ? Comment les collèges privés peuvent-ils mettre en avant de meilleurs résultats lorsqu’ils excluent d’aider sur la durée les élèves les plus en difficulté ?

Un classement pertinent des établissements consisterait peut-être à intégrer le poids des externalités.

Une limitation des exclusions aux cas disciplinaires graves avec obligation de proposer une place dans un autre établissement privé entraînerait également un minimum de rétablissement de l’égalité de traitement entre établissements.

La différence de moyens

L’idée répandue par l’enseignement catholique selon laquelle les établissements publics auraient davantage de moyens que les établissements privés sous contrat mériterait débat. C’est sans doute le cas pour les investissements, les collectivités mettant des moyens importants sur la construction des bâtiments publics. En revanche, c’est souvent l’inverse pour les moyens de fonctionnement. Les écoles et collèges privés disposent des mêmes moyens que leurs équivalents publics du fait des lois Debré, Carle et plus récemment Blanquer, mais n’ont pas toujours les mêmes dépenses. Elles ont en effet recours à certains contrats aidés, ne sont pas tenues de recruter des personnels à temps plein annuel, n’ont pas les mêmes contraintes réglementaires, etc. Ces modérations de dépenses ajoutées aux recettes des familles (frais d’inscription) permettent de financer des postes supplémentaires et les dons et legs (qui bénéficient de déductions d’impôts !) s’y ajoutent. A titre d’exemple, les directions d’école primaires sont souvent totalement déchargées, quand il faut plus de 13 ou 14 classes dans les écoles publiques.

L’exacte parité de financement n’a donc pas de sens dans la mesure où ni les dépenses, ni la composition sociale des établissements ne sont comparables. Une remise à plat des modalités de financement devient d’autant plus urgente dans une période de contraction budgétaire et de manque de moyens criant pour l’École publique. Cela doit passer par une enquête approfondie de la Cour des Comptes qui manque encore aujourd’hui.

La société de 2022 n’est pas celle de 1959

D’autres sujets pourraient être soulevés. Il ne faut d’ailleurs pas considérer le problème d’un seul bloc. Certains établissements publics captent, pour diverses raisons (ancienneté des personnels, options rares, etc.), des fonds qui pourraient être davantage encore redistribués à des établissements publics moins favorisés. De la même manière, les écarts entre établissements privés sont importants, tant sur leur composition sociale que sur leur volonté d’aider les élèves les plus en difficulté. Les plus vertueux pourraient être davantage pris en exemple s’ils étaient mieux écoutés. Car ce sont souvent les établissements les plus riches et sélectifs qui ont le plus de pouvoir au sein des directions diocésaines et donc qui influent le plus sur le discours de celles-ci.  

Les règles de financement des écoles privées sous contrat n’ont pas vraiment changé depuis 1959. Or, la société a subi des bouleversements profonds en plus de 60 ans qu’il serait temps de prendre en compte.

Ce qui se joue ici concerne d’abord l’École et le déséquilibre croissant au sein de notre système éducatif. Mais ce problème interroge la société dans son ensemble et la République dans sa devise fondatrice. En 2015 déjà, un rapport du CNESCO écrivait cette phrase plus que jamais d’actualité :

« les séparatismes scolaire et social nuisent également aux apprentissages des élèves en difficulté. La ségrégation sociale est une bombe à retardement pour la société française. »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Résoudre : *
13 + 23 =