Un boulot immense

L’attentat de Conflans-Sainte-Honorine marquera durablement l’Éducation nationale et, espérons-le, l’ensemble des Français. L’école n’a pas été à l’écart du terrorisme. Rappelons que c’est notamment dans une école que le terrorisme islamiste a repris en France en 2011. Des enfants et un professeur ont été tués à bout portant par Mohamed Merah parce que Juifs. La France a manqué à ses valeurs en ne descendant pas dans la rue cette année-là.
Depuis 2015, tous les enfants de France vivent avec le terrorisme car ils ont tous appris, dès le plus jeune âge, à se cacher sous des tables et à faire silence. Nous ne devrions donc par être surpris de ce qui s’est passé ce vendredi 16 octobre. Et pourtant, nous ne l’imaginions pas vraiment, comme si le sacré du professeur était une protection magique. Un enseignant coupé en deux pour avoir fait son travail, c’est l’horreur absolue. Samuel Paty était indéniablement courageux. Mais c’est en soi gravissime qu’il soit devenu courageux d’enseigner. Rappelons également qu’une jeune femme, Mila, a dit à sa mère récemment qu’elle savait qu’elle mourrait assassinée. Elle n’a pas 18 ans et vit dans un internat sécurisé. Aucun jeune ne vit ainsi du fait de ses croyances en France, grâce à la laïcité. Aucune personne ne devrait devoir se cacher parce qu’il exerce sa liberté d’expression ou qu’il l’enseigne.
Cela m’inspire trois réflexions.


Nommer pour combattre

D’abord, il n’est plus possible de parler une nouvelle fois de l’acte d’un déséquilibré. C’est un attentat islamiste commis au nom d’une religion dévoyée, certes, mais dont la forme est bien présente au sein de la République. Lors de l’attentat de Christchurch contre des mosquées en Nouvelle-Zélande, on a bien parlé d’un acte d’extrême-droite, même si l’on imagine bien que ce n’est pas l’acte d’une personne bien équilibrée psychiquement. Les suprémacistes blancs des Etats-Unis qui tirent sur leurs concitoyens sont sans doute des pauvres types déséquilibrés, mais il agissent par idéologie, personne en dehors des trumpistes ne le nie. Pourquoi autant de circonvolutions sémantiques ici pour parler de l’islamisme, qui n’est rien d’autre qu’une idéologie totalitaire en tant qu’elle veut imposer sa pensée à tous ? Il n’est pas possible de combattre le terrorisme si l’on ne s’attaque pas à la racine idéologique. Ce n’est pas stigmatiser les musulmans que de le faire. C’est au contraire les laisser dans les bras des salafistes que de ne pas pointer ces derniers. Les imams victimes de putschs d’intégristes sont les premiers à le réclamer.

La paralysie de l’institution Éducation nationale est aussi la nôtre

Les enseignants sont souvent seuls dans ce type de conflit. Heureusement soutenus par d’admirables chef.e.s d’établissement, directeurs/trices, IEN, qui n’hésitent pas à monter en première ligne. Mais souvent en devant solliciter une assistance juridique personnelle, sans protection fonctionnelle réelle. Lorsqu’une polémique se déclenche sur les réseaux sociaux, il y a une asymétrie totale car l’enseignant ne peut pas répondre (peu d’entre eux d’ailleurs y sont présents avec leur vrai nom, et l’on comprend pourquoi). Et surtout l’Institution est souvent silencieuse. Silencieuse par obligation car elle ne peut pas se placer hors du droit et par tradition comme l’a mis en lumière le « pas de vague ». Ce silence est aujourd’hui une faiblesse que ne comble pas une plateforme de signalements. L’Éducation nationale devrait défendre sans attendre ses agents, comme le fait une collectivité locale, dès lors que ceux-ci sont mis en cause publiquement. Combien d’enseignants ont dû se rendre au commissariat pour répondre d’une plainte? Si les policiers sont souvent gênés et bienveillants, on peut tout de même s’interroger sur la célérité de telles auditions quand de nombreuses plaintes sont traitées au bout de plusieurs mois. Dans quel autre métier est-on convoqué quasi immédiatement au commissariat pour répondre des paroles que l’on a prononcées ? Et dans ce cas, l’enseignant doit pourvoir à sa propre défense. Le problème est donc profond et structurel. Il ne se réglera pas en sanctionnant un Dasen ou une rectrice auxquels on demande par ailleurs d’éviter toutes les polémiques sur la plupart des sujets. J’ai vu trop souvent des enseignants, des écoles, des collèges, traînés dans la boue dans la presse et sur les réseaux sociaux, les plus vindicatifs étant les personnes extérieures à l’établissement n’ayant eu de l’affaire que des informations rapportées et déformées. Il y a donc une responsabilité collective à ne plus laisser une petite minorité de parents menacer, intimider l’École. Cette minorité infime a des relais juridiques et politiques, en l’espèce le CCIF et des intégristes bien connus, qui saisissent la moindre occasion pour enflammer une situation et politiser un problème individuel dont ils connaissent rarement le détail. Cessons la naïveté, donnons toute la place aux parents dans l’école, ne comptons pas notre temps pour ceux qui en sont les plus éloignés. Mais on ne peut pas débattre avec ceux qui refusent l’espace démocratique. Ne pas être naïf c’est aussi faire la part entre la provocation propre à l’adolescence et sa récupération par des officines. Les professeurs savent faire cette distinction et trouver les mots pour dialoguer et convaincre plutôt qu’apprendre à réciter.

L’éducation aux médias associant les parents, une urgence nationale

Les réseaux sociaux ne sont que le reflet de l’action humaine. Certes avec les filtres déformants des algorithmes, avec la prime donnée à l’émotion sur la réflexion. Mais nous savons qu’il est vain de penser qu’on va supprimer de telles applications, d’autant plus quand les critiques les plus virulentes sont rédigées… sur les réseaux sociaux eux-mêmes. Depuis plusieurs années, l’éducation aux médias est redevenue un enjeu central, malheureusement pas souvent considéré comme un enseignement fondamental alors que les médias et le numérique sont présents partout dans notre vie. Mais l’on voit bien que l’École peut faire le maximum de son côté, si tout est détruit à la maison, cela est vain. Il est donc d’urgence nationale de faire de l’éducation aux médias avec les familles, sur tous les temps des enfants et des jeunes, en mobilisant les acteurs scolaires et de l’éducation populaire notamment. Le travail des éducateurs est plus difficile car il ne peut pas répondre à l’émotion par l’émotion, mais doit faire appel au raisonnement et à l’intelligence. Comme le disait déjà il y a près de 100 ans Ferdinand Buisson : « Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit […] et lui donner l’idée qu’il peut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître, d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit, temporel ou spirituel. »
Nous savons que la surenchère de la métaphore guerrière est en soi un aveu d’échec et qu’elle ne résoudra rien. Force doit être à la loi, toute la loi, rien que la loi. Mais si l’on veut emprunter à ce vocabulaire, alors oui, réarmons l’école et tous les acteurs laïques. Il ne suffit pas de verser des larmes de crocodile sur les collèges publics dont on a abandonné l’objectif de mixité sociale et dont les moyens humains baissent. Il ne suffit pas de constater que les fondamentalistes ont pris le relais sur le champ de l’éducation si l’on laisse se dissoudre le tissu associatif local, en particulier celui de l’éducation populaire. Démontrons à la jeunesse que la République n’est pas qu’incantatoire. Qu’elle est forte face à ses détracteurs et forte aussi pour faire de l’égalité réelle quelle que soit l’origine sociale et culturelle des citoyens en devenir. Et là, il y a un boulot immense.

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